L’origine est devant nous

Un peu moins d’un an depuis la parution du dernier billet. Onze mois rythmés par le quotidien. La rupture des routines comme une routine, une sorte de méta-rythme qui s’impose, se nourrissant de ma tendance naturelle à la procrastination.  Voyages – l’uniformisation du monde chaque jour plus évidente, sa dégradation la plus apparente aussi : rubans de déchets plastiques enserrant Ko Tao d’une nasse immonde, coraux souffreteux des lagons du Pacifique, lacs asséchés du maquis minier calédonien. Travail – le quotidien par temps de crise, la crise comme prétexte, comme habillage, comme raison immanente et supérieure de ne pas faire, de ne pas avancer, de ne pas innover. Projets personnels – prétextes à l’action dans l’urgence, une forêt qu’on construit soi-même pour camoufler le chemin, pour nous divertir de nos ambitions. Le temps – ce temps qui passe, qui s’égrène, inexorablement, nous ramenant toujours plus près de la question terrible, la seule peut-être qui compte : qu’ai-je fait de ma vie ?

Dans ce contexte, les coups de pied aux fesses, si vous me pardonnez l’expression, sont salutaires. Ils nous mettent en mouvement, et nous font quitter cet immobilisme physique, mental ou moral, qui nous enchaîne. J’ai eu la chance d’en recevoir plusieurs, au cours des derniers mois. Merci à tous ceux qui me les ont donnés, parfois sans le savoir. Merci à tous ceux et à toutes celles qui m’ont propulsé dans cette année du tigre (l’un de mes animaux fétiches) avec une faim immense, une envie folle de tracer ma route en dévorant ce monde insupportablement immobile et figé. Lecteurs et lectrices, qui ont résonné à la lecture des Arcanes, souvent avec une intelligence rare et incroyablement empathique. Amis, qui m’ont fait visiter des registres d’émotions jusque là inconnues, et qui m’ont fait porter sur les choses un regard neuf. Artistes et créateurs, qui m’ont prouvé dans des registres bien différents qu’il était encore possible de créer et que la redite et la répétition n’étaient pas une fatalité.

Avancer. Bouger. Progresser. Vers quoi, vers où ?

Pour ma petite personne, il s’agit bien sûr de terminer mon prochain roman. La trame narrative des Trois Vies n’est pas encore complètement arrêtée, mais les premiers chapitres sont maintenant largement ébauchés. Les personnages prennent de l’ampleur, ils atteignent peu à peu ce niveau de consistance qui va leur conférer une existence propre, une volonté autonome. Je les sens qui me plient progressivement à leurs désirs, qui m’imposent les détails de leur fin à défaut de décider par eux-mêmes où ils veulent aller. Alchimie du scénario et de l’écriture, en espérant trouver la pierre philosophale.

Quant au reste, eh bien le reste… La tribune d’Edgar Morin, Éloge de la métamorphose, publiée dans le Monde du 10 janvier dernier, m’a interpellé à plusieurs titres. De prime abord, je me suis évidemment reconnu dans la noirceur de son constat initial. En poursuivant la lecture, j’ai été aspiré dans sa dialectique hypnotique, de la même façon que les mantras facilitent la méditation. Et, lorsque j’eus fini l’article, un sentiment de colère m’a progressivement envahi : tout ça pour ça ? Ne reste-t-il donc rien d’autre que cet espoir, cette croyance folle dans la capacité de l’Homme à se métamorphoser ? À bien y réfléchir, ce que nous propose Morin ici, au bout de presque quatre-vingt dix ans de vie, et au travers de références historiques un peu datées, c’est un pari pascalien. Croire en quelque chose, en un grand dessein systémique qui nous forcera à bouger, à changer car, finalement, il vaut mieux y croire que de désespérer.

Je vous laisse juge, vous pourrez retrouver ci-dessous le texte intégral de cet article :

« Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un méta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. Le système Terre est incapable de s’organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls nucléaires qui s’aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l’arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.

« L’amplification et l’accélération de tous ces processus peuvent être considérées comme le déchaînement d’un formidable feed-back négatif, processus par lequel se désintègre irrémédiablement un système.

« Le probable est la désintégration. L’improbable mais possible est la métamorphose. Qu’est-ce qu’une métamorphose ?

« Nous en voyons d’innombrables exemples dans le règne animal. La chenille qui s’enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois d’autodestruction et d’auto reconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même. La naissance de la vie peut être conçue comme la métamorphose d’une organisation physico-chimique, qui, arrivée à un point de saturation, a créé la méta-organisation vivante, laquelle, tout en comportant les mêmes constituants physico-chimiques, a produit des qualités nouvelles.

« La formation des sociétés historiques, au Moyen-Orient, en Inde, en Chine, au Mexique, au Pérou constitue une métamorphose à partir d’un agrégat de sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs, qui a produit les villes, l’Etat, les classes sociales, la spécialisation du travail, les grandes religions, l’architecture, les arts, la littérature, la philosophie.

« Et cela aussi pour le pire : la guerre, l’esclavage. A partir du XXIe siècle se pose le problème de la métamorphose des sociétés historiques en une société-monde d’un type nouveau, qui engloberait les Etats-nations sans les supprimer. Car la poursuite de l’histoire, c’est-à-dire des guerres, par des Etats disposant des armes d’anéantissement, conduit à la quasi-destruction de l’humanité. Alors que, pour Fukuyama, les capacités créatrices de l’évolution humaine sont épuisées avec la démocratie représentative et l’économie libérale, nous devons penser qu’au contraire c’est l’histoire qui est épuisée et non les capacités créatrices de l’humanité.

« L’idée de métamorphose, plus riche que l’idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l’héritage des cultures). Pour aller vers la métamorphose, comment changer de voie ? Mais s’il semble possible d’en corriger certains maux, il est impossible de même freiner le déferlement techno-scientifico-économico-civilisationnel qui conduit la planète aux désastres. Et pourtant l’Histoire humaine a souvent changé de voie. Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains. Ainsi ont commencé les grandes religions : bouddhisme, christianisme, islam. Le capitalisme se développa en parasite des sociétés féodales pour finalement prendre son essor et, avec l’aide des royautés, les désintégrer.

« La science moderne s’est formée à partir de quelques esprits déviants dispersés, Galilée, Bacon, Descartes, puis créa ses réseaux et ses associations, s’introduisit dans les universités au XIXe siècle, puis au XXe siècle dans les économies et les Etats pour devenir l’un des quatre puissants moteurs du vaisseau spatial Terre. Le socialisme est né dans quelques esprits autodidactes et marginalisés au XIXe siècle pour devenir une formidable force historique au XXe. Aujourd’hui, tout est à repenser. Tout est à recommencer.

« Tout en fait a recommencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie.

« Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l’encore invisible et inconcevable métamorphose. Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et dé mondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.

« L’orientation mondialisation/démondialisation signifie que, s’il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles, s’il faut que se constitue une conscience de « Terre-patrie », il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l’alimentation de proximité, les artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.

« L’orientation « croissance/décroissance » signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements d’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, le trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).

« L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat de la compréhension d’autrui, de l’amour et de l’amitié.

« Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l’urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. Ce à quoi nous essayons de contribuer. Quelles sont les raisons d’espérer ? Nous pouvons formuler cinq principes d’espérance.

1. Le surgissement de l’improbable. Ainsi la résistance victorieuse par deux fois de la petite Athènes à la formidable puissance perse, cinq siècles avant notre ère, fut hautement improbable et permit la naissance de la démocratie et celle de la philosophie. De même fut inattendue la congélation de l’offensive allemande devant Moscou en automne 1941, puis improbable la contre-offensive victorieuse de Joukov commencée le 5 décembre, et suivie le 8 décembre par l’attaque de Pearl Harbour qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre mondiale.

2. Les vertus génératrices/créatrices inhérentes à l’humanité. De même qu’il existe dans tout organisme humain adulte des cellules souches dotées des aptitudes polyvalentes (totipotentes) propres aux cellules embryonnaires, mais inactivées, de même il existe en tout être humain, en toute société humaine des vertus régénératrices, génératrices, créatrices à l’état dormant ou inhibé.

3. Les vertus de la crise. En même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s’éveillent dans la crise planétaire de l’humanité.

4. Ce à quoi se combinent les vertus du péril : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » La chance suprême est inséparable du risque suprême.

5. L’aspiration multimillénaire de l’humanité à l’harmonie (paradis, puis utopies, puis idéologies libertaire /socialiste/communiste, puis aspirations et révoltes juvéniles des années 1960). Cette aspiration renaît dans le grouillement des initiatives multiples et dispersées qui pourront nourrir les voies réformatrices, vouées à se rejoindre dans la voie nouvelle.

« L’espérance était morte. Les vieilles générations sont désabusées des faux espoirs. Les jeunes générations se désolent qu’il n’y ait plus de cause comme celle de notre résistance durant la seconde guerre mondiale. Mais notre cause portait en elle-même son contraire. Comme disait Vassili Grossman de Stalingrad, la plus grande victoire de l’humanité était en même temps sa plus grande défaite, puisque le totalitarisme stalinien en sortait vainqueur. La victoire des démocraties rétablissait du même coup leur colonialisme. Aujourd’hui, la cause est sans équivoque, sublime : il s’agit de sauver l’humanité.

« L’espérance vraie sait qu’elle n’est pas certitude. C’est l’espérance non pas au meilleur des mondes, mais en un monde meilleur. L’origine est devant nous, disait Heidegger. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine. »

~ par ThC sur 16 février 2010.

Une Réponse to “L’origine est devant nous”

  1. Les cycles de transmutations doivent s’accomplir. Merci à toi pour ce texte qui a éclairé mon chemin de vie sous un angle nouveau.

    Me voila décidé à finir un cycle depuis trop longtemps laissé en friche.

    A bientôt dans le verbe créateur des arcanes 😉

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